Publié : 15 septembre 2023
Mise à jour : 18 septembre 2023 à 16h14
Sébastien Ayreault, romancier et poète français, vit avec sa famille à Atlanta depuis 2005. L’artiste travaille comme bon à tout faire dans le cinéma depuis 2008. Pêle-mêle, tous les 15 jours, il nous jettera ses ressentis, ses observations, ses joies mais aussi ses déceptions du rêve américain. Il offrira sa vision brutale de l’existence aux États-Unis.

Parfois le poulet frit sent tellement bon sur le siège du mort qu’on a envie de s’arrêter sur le bord de la route, de le dévorer, et de tout envoyer bouler : le vent, les arbres, le client, la mort à la sortie du virage. Je sillonne la campagne de Géorgie, je m’arrête au 2028 Lyndale Drive, je dépose la boite chaude sur le porche, je prends une photo, j’écris « Food at the door » j’envoie, et puis je file vers une nouvelle adresse. Deux minutes plus loin, le téléphone sonne : « Où est passée l’autre moitié de mon volatile ? » Vous avez oublié la moitié de ma commande ! Le ton est agressif, je raccroche, j’appelle la centrale. La centrale dit, pas de soucis, on s’en occupe. Je demande, y’aurait pas moyen d’améliorer les choses ? Comment peut-on savoir ce qu’il y a à l’intérieur d’une boite fermée ? Silence dans les satellites. C’est une longue chaine d’infos. De hiéroglyphes. Souvent c’est le client même qui, dès le début, foire toute l’histoire. Il pense, convaincu, que, mais il a juste appuyé sur le mauvais bouton, avec ses gros doigts, devant sa télé qui diffuse la guerre en continue. C’est le client, le chef cuisto, le serveur qui ferme la boite en oubliant la sauce piquante, le livreur, une coupure de courant, une panique à l’heure de pointe. A la fin, et il n’y a que cette vérité : tout le monde s’en fout. Peut-être bien qu’au lit, il dira, je suis sûr qu’il a bouffé mon autre moitié de poulet, que sa femme lui répondra, mais nom de Dieu, Paulo, la boite était fermée, scotchée avec du scotch du restaurant, et qu’il retorquera, ils sont malins, il avait un accent, un immigré !
Longues chaines d’informations. Longues chaines de désinformations. Longues chaines. Tirer la couverture à soi. Il y a ce mot et sa définition que j’arriverai peut-être à retrouver avant la fin de cette chronique. J’écoute l’album Horses de Patty Smith, le soleil dans le pare-brise, GPS, tourne à gauche, et puis à droite, ce n’est pas une méchante vie en attendant qu’Hollywood règle ses comptes. Cinq dollars de plus de l’heure et ça pourrait même être toute une existence. Il y a encore quelques bons films. Mais à force de vouloir faire toujours plus d’argent, de devoir plaire à un public toujours plus large, on se dissolue. Ne pas déranger, pas un mot au-dessus de l’autre, satisfaire la masse, de Los Angeles jusqu’à Pékin, en passant par Paris. Entre deux scènes d’actions, entre deux coups de bazooka, et sinon, comment étaient les carottes du Daily ? Pas trop cuites ? Les enfants, ça va ? Le monde est moche et l’art se doit-être Entertainment. Les gens sont stressés, ils ont le couteau sous la gorge, alors ce n’est pas le moment, hein, de leur dire que tout va mal ! Amassons un max de blé, construisons des fusées, et tirons-nous dès que possible.
Je rentre, j’ouvre la facture d’électricité, ou plutôt de l’air conditionné, elle a doublé de volume, coup au cœur. Depuis début juillet (on est en septembre) on est rarement descendu au-dessous des 32 degrés. Le compresseur tourne jour et nuit. Le grenier est un four. J’ouvre le frigo, j’en sors une bière, je m’assois sur les marches de devant, je décapsule, je regarde la voisine, très cool, remonter la rue en slip soutien-gorge direction la piscine. Ils appellent ça « maillot de bain » personnellement, je ne vois pas la différence. Tu changes un mot et la même chose devient autre-chose. Le pouvoir des mots. Adultérer. C’est celui que je cherchais plutôt : ne pas adultérer la réalité pour satisfaire le soi.
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