Publié : 5 septembre 2023
Mise à jour : 6 septembre 2023 à 22h21
Lors du Festival Poésie jour & nuit au Vieux-Château de Vicq-sur-Breuilh, dans l’après-midi du samedi 24 juin 2023, après un bref dialogue avec le comédien Denis Lavant, Philippe Bouret, ami de la revue L’Éponge, se trouve pris d’un désir incoercible de rendre compte de ce moment inédit, cet instant saisi au vol de la parole et du silence.
La poésie est une nécessité absolue. C’est une manière de vivre, une façon de regarder le monde autour de soi. C’est une manière de se repérer tous les jours dans l’existence. C’est être éveillé au moindre signe, au signe d’un visage qu’on croise. La poésie est une forme de beauté ou de sentiment tragique du monde qui se manifeste chez des gens, dans le paysage, sur les murs, dans le mouvement d’une plante. Pour moi, la poésie, elle commence là. Denis Lavant
« La poésie vient avant toute autre forme du théâtre » il dit. Elle le tient dans la vie, elle le tient en vie et il se dit toujours prêt à passer à l’action poétique – il ne parle pas de performance, mais d’action poétique – lorsqu’un mot retentit dans son imaginaire et met en un instant, en relation à travers son corps, les images et les mots. Homme de théâtre et de cinéma, il tente sans cesse de retrouver les gestes et l’itinéraire de ce qu’il appelle « la vision de l’auteur ». Il jongle avec les mots comme avec des balles ou des quilles, il est toujours au cirque de l’humanité. En public, il « forge » le poème. Pour cela, il lui suffit d’une entrée et d’une sortie. Entre les deux, il improvise en fonction de l’heure et du contexte. Il rencontre par hasard un texte, et il s’engouffre. Il dit « C’est une pratique qui me fait peur… C’est un coup de dés, mais c’est aussi une jubilation » parce qu’il pense qu’on peut tout oser avec la poésie et les poètes.
Un homme est seul sur une scène en bois
Un homme est seul sur une scène en bois, il joue avec les mots. La scène est installée au pied de murs anciens dans une cour. La cour, ceinte de bâtiments aux sculptures usées, est celle d’un vieux château. Au milieu de la cour coule une fontaine rustique, quelques poissons rouges dessinent à la surface de l’eau, avec ténacité, les cercles de leur existence. Sur la scène, proche de l’homme seul, un micro sur son pied et une chaise en plastique moulé noir, avec des pieds métalliques en tube. Des feuillets blancs, imprimés, sont épars sur le sol, d’autres posés négligemment sur la chaise. Certains sont froissés. On aperçoit des livres ouverts ou fermés çà et là, au sol. Quelques volumes en dehors de la scène reposent sur l’herbe, d’autres à demi ouverts, aux pages fripées, cornées ou déchirées sont comme jetés là, en vrac. Ils disent à la fois la boulimie, la fougue et la passion du lecteur. La scène en bois est soutenue par une structure en aluminium posée sur l’herbe de la cour. Autour de la scène il y a des gens qui parlent, quelques enfants qui courent ou demeurent assis dans l’herbe. Des gens lisent au soleil, d’autres mangent, boivent ou ont bu un peu et bavardent. Ceux qui ont bu davantage parlent fort à l’ombre des figuiers. Il y a aussi des gens qui ne font rien ou qui semblent ne rien faire. Ils regardent l’homme qui est seul sur la scène ou ils regardent ailleurs, les murs du vieux château, l’herbe, les poissons rouges ou les nues. Dans la cour, des tables et des bancs de bois. Sur les tables, des livres neufs sont rangés, bien alignés et fermés. Derrière les tables, celles et ceux qui les fabriquent sont en attente.
L’homme seul sur la scène est debout, il tient le micro sur son pied, immobile. Il s’anime par moments avec la lenteur de la couleuvre ou la nervosité de l’abeille. Il lui arrive de tourner sur lui-même aussi. Parfois, il trébuche, se prend les pieds dans le fil du micro, se libère avec précaution ou plus violemment. Le micro et son pied tombent. Alors, l’homme seul s’assoit sur les planches, les jambes écartées, le front bas, comme les enfants dans l’herbe, ceux qui ne courent pas. On l’a entendu dire que le « remuement » chez lui, est une grande jubilation, que cette « ex-centricité » est sa façon de se comporter poétiquement dans la vie.
Parfois, il se dirige vers le bord de la scène, tout au bord, à la limite. Il joue avec le vide, funambule sur les angles, vacille et tombe dans l’herbe micro en bouche. Il dort peut-être /il est étendu dans l’herbe sous la nue / pâle dans son lit vert où la lumière pleut/ Il demeure, allongé silencieux quelques instants /Nature, berce-le chaudement, il a froid/
On l’a entendu dire un jour, que depuis qu’il est enfant, le déséquilibre est « une issue pour continuer », pour « trouver par où [il] peut respirer. »
L’homme seul sur la scène dit des textes poétiques, il bouge ou reste immobile, il trébuche, ou tombe, il dit des fragments, des bouts qu’il puise dans les livres épars autour de lui. Il lit, parfois seulement un vers ou la moitié ou un bout de phrase, un bout de mot. D’autres fois c’est plus long, puis il jette le livre, en prend un autre, le regarde, le pose, en saisit un nouveau, l’ouvre au hasard, il dit le texte qui se présente à lui. Parfois, la feuille blanche lui tranche la gorge, alors il murmure, il bougonne les mots, il parle même en filigranes, on n’entend pas toujours ce qu’il dit. Il lui arrive de hausser le ton, de crier dans le micro puis de jeter le livre ou le feuillet à terre. Il semble traversé par les lettres noires sur les pages blanches. Il vocifère, elles lui parlent une langue inconnue qu’il tente d’apprendre. Il est là et il n’est pas là. On croit le trouver, mais on le perd et quand on le perd, on se demande où il est. Et pourtant on le voit, il est là, l’homme seul sur la scène, mais on devine qu’il est ailleurs à croiser le fer avec la langue de l’autre. Il est le texte, il est le mot, il est le phonème, le son, il est le livre, il se fait jeter par le texte, lui aussi, comme un feuillet au vent du dire pour toucher le lointain, le lointain-proche, le lointain en soi.
Autour de lui, rien alors ne semble avoir d’importance. Est-il avec les mots ? Est-il avec l’auteur ? Est-il avec le souffle de celui qui a écrit ça ? Les gens, le lieu, l’ombre et la lumière qu’importe. Lui, il est dans les souterrains de la langue, il chemine dans les bas-fonds de la syllabe, il erre dans les catacombes de la note muette. Quand il mâche le texte, il est ailleurs, il est aux prises. Avec la plume affûtée ? avec l’auteur ? avec le livre ? Il semble dit par le texte, il semble se dire à travers le texte qu’il reçoit par-delà l’encre noire.
L’homme seul sur la scène s’appelle Denis Lavant. C’est un comédien, un acteur, un diseur, un saltimbanque du Moyen-Âge, un funambule du Pont Neuf. Denis Lavant dialogue avec les mots, il parle aux morts, à moins qu’il ne se batte avec eux pour sauver sa peau. Ça, il me le dira plus tard, intense et émouvant, il me le dira en bord d’oreille, joue contre front à mots posés sur le littoral de la confidence, quand il invite mon oreille à parler sa langue, quand il invente au débotté un sifflet avec sa bouche, son souffle et un verre en duralex.
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