Publié : 5 septembre 2023
Mise à jour : 6 septembre 2023 à 22h21

© Photographie : Franck Roncière.
Front contre joue, bouche contre oreille
L’homme-seul-sur-la scène-en bois est agité, il erre quelques minutes dans la cour du vieux château…autour de la scène. Il semble perdu.
Alors, parmi les gens, un homme vient vers lui, pose sa main sur son épaule et lui chuchote quelque chose à l’oreille. L’homme-seul-sur-la-scène-en-bois ne le regarde pas, ne dit rien, mais sa colère s’apaise…
L’homme lui tient toujours l’épaule… Il le conduit lentement vers un banc de bois, à une table de bois. Ils s’assoient, l’un près de l’autre, l’un avec l’autre, front contre joue, bouche contre oreille, ils se mettent à se chuchoter des mots.
Philippe Bouret : Denis, tu as dit « La poésie, ça m’emmerde », en quoi elle t’emmerde la poésie ?
Denis Lavant : Tu as retenu ça et tu as raison, la poésie ça m’emmerde. J’ai dit ça, parce que la poésie, c’est quelque chose qui est lié à l’être humain, la poésie, c’est tout sauf du commerce. La poésie m’emmerde, parce qu’elle me laisse pas tranquille.
Elle est une possibilité offerte à l’être humain. Soit, tu la sens, soit tu la sens pas et c’est pas grave. La poésie existe tous les jours et partout. La poésie est pas forcément écrite et surtout pas commerciale, putain ! Elle tient le coup, parce que c’est la seule spiritualité possible. Effectivement, quand on me dit, par exemple, que sur scène, je casse un micro, on est plus dans la poésie.
C’est là où ça pèche. Tu vois, j’ai tenté de dire un poème Messes basses pour Mousba de Gérard Arseguel. Un poème improbable. Ce poème, il faut le dire en entier et là, j’avais rien prémédité. J’ai dit ce texte, parce que la poésie, tu vois, c’est ce qu’il y a dans l’air. À ce moment-là, Messes basses pour Mousba était dans l’air, mais personne ne le savait et j’ai voulu insister là-dessus. Ce texte-là m’est tombé dans les mains, sous les yeux et je me suis dit, là, maintenant et ici, c’est possible. Et ce texte là, quand tu le commences, il faut le mener jusqu’au bout.
PB : Pourquoi ?
DL : Parce que c’est un hommage. La poésie, c’est un hommage aux vivants et aux morts. C’est le seul endroit où les morts communiquent avec les vivants. La poésie est un lieu d’accueil. On y parvient ou on n’y parvient pas. La poésie, c’est une partition qui est tenue à quelque chose alors que tu prémédites rien. Pour dire, ça demande vraiment d’être attentif à la partition, être un corps, un corps avec toute une possibilité d’expressions physiques, mais aussi un corps qui peut accepter de rester dans le minimalisme. Il faut se mettre en état poétique et c’est pas du tout facile, surtout en public, surtout avec des gens qui viennent entendre de la poésie, t’as vu !
Alors, quand t’es dans cette situation, tu essaies plusieurs choses, tu fais des tentatives et des fois, ça marche pas, t’as personne qui accroche. Là, Messes basses pour Mousba, c’est un texte totalement improbable que j’ai trouvé par hasard, dans une boite littéraire et là, je l’ai saisi ce texte, parce que c’était le moment. C’est une messe basse qui est une fonction et tu mets cette fonction en mouvement jusqu’au bout, quoi qu’on pense autour de toi et tu y vas, putain ! Tu y vas jusqu’au bout quoi qu’il se passe autour de toi. Dans Messes basses pour Mousba, tu te mets en connexion avec quelqu’un qui est perdu et qui sait pas. Là, tu te mets radicalement et pleinement en connexion. C’est un hommage à une personne que tu connais même pas, mais c’est un hommage, tu vois ? Tu la connais pas, toi non plus tu sais pas, mais à force de dire le texte et de l’affirmer, tu fais du lien. Et tu te rends compte, par cette expérience dans laquelle tu rentres sans savoir que la poésie est un lien. Un lien qui est pas un enfermement, un lien comme quelque chose qui est jeté… ce lien, c’est un bout qui est jeté dans l’abîme et parfois, tu repêches quelqu’un, tu te mets en connexion – comme on dit maintenant – avec quelqu’un, tu entres en communication avec quelqu’un, ou plutôt avec une âme errante, ou pas errante, connue ou inconnue.
C’est là où notre métier est le plus sublime, d’être comédien. Tu te mets en communication et puis tu ramènes, tu ressuscites des esprits par l’écriture, des esprits errants qui sortent des cendres.
Dans chaque écriture, t’as un esprit qui est déposé, que ça soit un écrivain classique ou un moderne et c’est toi, quand tu dis le texte, qui ramasses ça comme un musicien qui suit une partition. Si tu suis bien la lettre, la syntaxe, la structure du texte, les virgules, les mots employés, dans tout ça, tu as l’esprit, tu as l’être de celui qui a écrit et que toi, tu peux ressusciter. Quand tu le dis, tu le fais réapparaitre avec ton interprétation, avec ta possibilité de dire.
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