Publié : 5 septembre 2023
Mise à jour : 6 septembre 2023 à 22h21
L’homme seul sur la scène, l’homme au micro ne joue pas, il est joué par les mots de l’autre qui le traversent, l’emprennent, l’empruntent, l’empannent comme le fait d’une voile un vent violent et inattendu. Il est dans une messe basse avec un diable-poète invisible. Il est dans la plume encrée et secrète de l’auteur, dans son souffle, dans son sang quand ça s’est écrit, il y a si longtemps, hier peut-être ou demain. À l’instant même où l’auteur a été écrit par l’écriture il aura rencontré Denis Lavant sans le savoir, dans le futur.
L’homme seul sur la scène n’est pas dans la duperie du sens, il ne fait pas une performance pour faire battre les mains des gens ou les faire rêver, il ne se donne pas en spectacle pour que les gens disent « Ah qu’il joue bien la comédie ! » Denis Lavant ne joue pas la comédie, non. On pourrait le croire, mais non. Il est. Simplement il est… le poète endiablé, il est le diable-poète. Il est pris par le corps de l’auteur qui palpite sur la page. Il reçoit ce don du mort comme une flèche qui le pourfend et il crie au moment où il dit le texte en transfixion. Il est percé de part en part, il crie de douleur, parce que les mots ça cogne et ça fait mal parfois. Ce don en acier trempé qui lui vient de l’autre, c’est le réel dans la lettre, ça crisse entre les dents, ça râcle la gorge, ça fourrage à l’intérieur, ça montre les crocs pour mieux déchirer la chair, ça va puiser là où ça ne parle pas. Parfois, c’est hors champ de la parole et du langage.
L’homme seul sur la scène, avec le micro est lacéré par le texte, du dedans, à l’envers de l’enveloppe creuse qui résonne. Les mots font des trous dans son corps de l’intérieur et entament l’enveloppe des semblants du monde. La fête est à son comble, au bord de la rupture. La scène n’est plus la scène, c’est un autel élevé à la diablerie de l’écriture. L’homme seul, en sacrifice, côtoie les profondeurs et l’incandescence des « sources inaccessibles » il est lui-même l’inatteignable de la texture.
Un homme dit
L’homme seul sur la scène vient de prendre un livre sur la chaise en plastique moulé noir. Il dit La chevauchée d’Yélis, de Francis Viélé-Griffin, il est le cheval, il est le port… il est la foule bigarrée… il est les voix sans nombre…
Il jette le livre loin de lui, d’un coup de sabot et sans ménagement, trébuche sur un autre, le saisit et lit Messes basses pour Mousba, de Gérard Arseguel
L’homme seul sur la scène se métamorphose. Autre texte, autre état…
Front penché vers le livre, il dit le texte sans une pause… il dit et il flambe. Les gens ne regardent plus les nues, ou l’herbe, ou le verre de vin, ou les poissons dans la fontaine, ou l’ombre des figuiers, non, ils regardent l’homme seul qui dit Messes basses pour Mousba, ils savent qu’il ne va pas s’arrêter de dire avant d’avoir atteint le dernier feuillet. Les gens ont l’impression de le perdre. Lui, l’homme seul sur la scène, s’assied sur les planches, jambes écartées, le livre entre les cuisses et il dit le texte avec des montées en puissance terribles et des apaisements à peine chuchotés. La voix s’amplifie, le corps assis se met en mouvement. Il casse le micro… mais il va jusqu’au bout du texte, jusqu’au mot de la fin. Ce n’est plus du désir, ni de l’envie… c’est autre chose.
Quand enfin il referme le livre, quand il murmure le dernier phonème de Messes basses pour Mousba, et se libère. Jette le livre loin de lui, le rend au diable.
Denis Lavant est épuisé.
L’homme seul sur la scène ne dit plus rien. Les gens agitent leurs mains, les frappent l’une contre l’autre. Entend-il ? Voit-il ?
On vient lui parler… on vient lui dire… que le micro est cassé, qu’il a cassé le micro. Lui, il dit quelques mots que personne n’entend…
… et soudainement, dans un quasi hurlement, sa voix résonne dans la cour du vieux château :
La poésie, c’est quoi !!!
La poésie, c’est je n’sais quoi !
Ça peut être…
Je n’sais pas !
C’est vraiment une question !
Ça, peut être
Ça, peut être…
Je n’sais pas qu’est-ce que
Je n’sais plus qu’est la poésie !
Qu’est-ce qu’elle doit dire la poésie ?
Ça, peut être
Non !
Ça, peut être
J’en sais rien de la poésie
En fait
La poésie m’emmerde !!!
La poésie m’emmerde !!!
Parce qu’elle n’est plus exactement ce qui est utile à dire aujourd’hui
La poésie, j’en sais des paquets
Mais la poésie,
C’est exactement à l’endroit où ça se passe
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